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153115 décembre 2009 — Nous revenons sur un problème implicite mais fondamental, qui réapparaît indirectement mais à intervalles réguliers, particulièrement depuis la crise du 15 septembre 2008. Il s’agit en apparence du problème du pouvoir et de la position idéologique des directions politiques; nous disons “en apparence” parce que ce problème est, énoncé comme nous le faisons, singulièrement faux et résolu d’avance. Néanmoins il se pose et se repose, par l’exercice régulier de ce “pouvoir” et la manifestation régulière de cette “position idéologique” du fait des diverses pressions contradictoires de la crise en cours. Nous disons “diverses pressions” en constatant qu’il s’agit de pressions nécessairement contradictoires, ce qui fait évidemment l’intérêt de la situation.
Nous soulevons cette question à l’occasion de l’épisode qui a semblé opposer la France à l’Angleterre, avec comme principaux protagonistes Sarkozy, Brown et la City (avec des comparses d’occasion qui n’ont aucune importance pour le propos, ni d’une façon générale d’ailleurs, comme Barnier à son nouveau poste de Commissaire européen).
Nous avons évoqué cette question Sarkozy-Brown-la City à l’occasion d’un Faits & Commentaires, le 3 décembre 2009, puis d’une notes dans notre rubrique Bloc-Notes le 10 décembre 2009. L’affaire s’est déroulée en trois séquences principales.
• Une intervention tonitruante de Sarkozy (discours à Toulon, le 26 novembre 2009) contre la City, annonçant que, par l’intermédiaire de Barnier dans sa nouvelle position, “la France” allait mettre la City au pas en lui imposant des régulations d’autorité, notamment sur les bonus.
• Une réaction furieuse de la City, suivie par la presse britannique qui va bien avec, accompagnée par des commentaires indirects d’“officiels” gouvernementaux allant dans le même sens. L’idée générale se manifestait selon trois axes: (1) de quoi se mêle la France, qui prétend manipuler une position de Commissaire européen à son avantage propre; (2) l’Europe est bien un instrument qui menace la puissance britannique qui existe avec la City; (3) ils pourront faire ce qu’ils voudront, nous sommes les plus forts. Le pouvoir politique suivit absolument cette réaction et une proposition de rencontre de Sarkozy avec Brown, venue de façon assez piteuse de Sarkozy, fut repoussée.
• Deux jours après ces réactions britanniques, le gouvernement Brown annonçait une super-taxe sur les bonus de 50%. Fureur et menaces de la City, Brown faisant exactement ce que Sarko annonçait qu’il allait faire par Barnier interposé («Sarkozy will be delighted», commentait le Daily Telegraph). Sarkozy et Brown se rencontraient et se tapaient dans le dos à Bruxelles, pour le sommet de l’UE, après avoir signé un article commun dans le Wall Street Journal, appelant les USA à suivre la voie qu’ils traçaient.
…Là-dessus, tout le monde de s’exclamer sur la vanité de cette super-taxe, sa limitation dans le temps, son inefficacité, la tartufferie de la mesure, etc. Bref, une mesure prise “pour la galerie”, par préoccupation électoraliste et autres du même tabac – chose complètement incontestable. Cet aspect assez piètre de l'aventure ne nous intéresse pas vraiment, parce que nous n’avons absolument aucun espoir dans l’efficacité de l’action, voire de l’honnêteté de l’action des hommes politiques dans le contexte et les cadres où ils évoluent actuellement. Ce qui nous intéresse est que les événements forcent les hommes politiques à de telles actions, même trompeuses et illusoires – comment pourrait-il en être autrement comme on le verra plus loin?
Nous nous plaçons d’un point de vue général selon lequel plus personne, y compris les hommes politiques bien sûr mais y compris les banquiers également (y compris les généraux, y compris les experts, y compris…etc.), n’a de réel et décisif contrôle sur les événements. La réalité, pour nous, est que les événements sont si puissants qu’ils forcent les hommes, et qu’ils les forcent dans certaines directions. Nous parlons donc des “effets imprévus” de “politiques involontaires”. Ces deux expressions sont extraites de la conclusion de notre F&C du 3 décembre 2009, que nous nous permettons de citer. Elle est importante parce qu’elle éclaire bien notre appréciation de la situation:
«Au final de toute cette salade pleine d’ingrédients à la recette douteuse, nous nous y retrouvons parfaitement. La comédie est incertaine, jouée par des ombres insaisissables, discourant dans la nuit selon les règles d’un double langage qui va jusqu’à se dédoubler lui-même selon les circonstances, se comportant sans vergogne et croyant exister alors qu’ils sont des personnages “maistriens” selon les règles les plus inflexibles du domaine. Les caractères étant ainsi de peu d’intérêt, nous intéressent essentiellement les effets imprévus de leurs politiques involontaires. Ils sont parfois excellents, les effets.»
Période “maistrienne” en effet, en ce sens que les événements sont si puissants qu’ils sont hors de tout contrôle. On s’intéresse souvent de savoir si nous sommes dans une “période pré-révolutionnaire”, si le peuple va descendre dans la rue avec des fourches et des piques, etc. Certains hommes politiques le croient. Ils se trompent, non sur l’événement lui-même, dont personne ne sait rien, mais sur la chronologie. Nous ne sommes pas dans une “période pré-révolutionnaire”, nous sommes au cœur de la Révolution, en pleine révolution, en cours, sous nos yeux, en général paresseux ou fermés – une révolution absolument déchaînée. C’est pourquoi nous disons que la période est “maistrienne”.
(Voyez dans ce texte du 25 mai 2005 de notre Lettre d’Analyse de defensa, mis en ligne le 4 juin 2005, à l’intérieur duquel on trouve le compte-rendu que nous faisons de l’analyse de Joseph de Maistre d’un grand événement historique comme la Révolution française, lorsque la puissance de l’événement soumet totalement l’homme à sa dynamique. Notre conviction complète est que nous sommes dans ce type de période historique.)
Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les événements que déclenchent nos prétendus hommes de pouvoir (politiques, banquiers, etc.), dont nous avons dit ce que nous pensons, mais bien “les effets imprévus de leurs politiques involontaires” sur la marche puissante d’événements qui les dominent complètement. Dans le cas qui nous importe ici, le résultat net est ce que de Gaulle appelait “la discorde chez l’ennemi”. (Pour nous, les différents establishment en place, au degré de décadence qu’ils ont atteint, sont “l’ennemi” dans la mesure où ils servent le système qui est, lui, l’ennemi fondamental.) L’épisode Sarko-Brown-la City a exacerbé un peu plus la sourde opposition entre monde politique et monde financier, deux complices évidemment mais qui, devant la crise, sont conduits de plus en plus à se replier sur leurs intérêts particuliers qui s’avèrent antagonistes: le monde politique, sa position de pouvoir public, qui implique des élections régulières et la nécessité d’une apparence d’autorité (dans ce cas contre les banquiers) pour satisfaire l’électorat, autorité qu’il n’a évidemment plus, s’il l’eut jamais (nous parlons de la génération en place); le monde financier, sa position de privilèges éhontés au service d’un mécanisme absolument destructeur qui alimente crise sur crise, qu’il veut absolument préserver sans rien céder et sans accepter le moindre reproche quant à sa nécessité fondamentale et à la “dignité” de sa position qui va avec selon sa propre interprétation, par conséquent sa position au plus haut de la hiérarchie du système.
En appendice, notons que nous décrivons la situation européenne, basée sur des États nation où le pouvoir politique bénéficie d’une dimension régalienne, particulièrement dans les cas français et britannique. Aux USA, nœud central de la crise, la situation est très différente, avec un pouvoir politique qui ne veut ni ne peut rien faire de fondamentalement antagoniste contre les centres de pouvoir dont il dépend directement (ni contre Wall Street, ni contre le Pentagone, etc.) parce qu’il n’a pas l’échappatoire régalienne, cette vertu suprême de l’Histoire dont les USA sont totalement dépourvus. Pourtant, la même situation de “discorde chez l’ennemi” existe selon un autre registre; elle se manifeste aussi bien au Congrès (à la Chambre, certes, mais même au Sénat), que dans des effets publics (“imprévus”) assez remarquables puisqu’ils brisent la bonne ordonnance du système du “parti unique” avec ses deux ailes. Encore une fois, n’étant en aucune façon devins, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation si incontrôlable, nous n’attendons rien de précis qui soit directement contrôlé de l’action du phénomène Ron Paul ni de celle du phénomène Tea Party, tout en reconnaissant l’importance exceptionnelle, voire la vertu de ces deux choses. Simplement, nous constatons l’approfondissement incessant, dans ce cas de façon indirecte par des phénomènes populaires entraînant des conséquences dans ce sens, du phénomène général de “discorde chez l’ennemi”, et nous tenons ce fait pour essentiel. (Concrètement, on pourrait bien en voir les premiers effets sur l’évolution du parti républicain.)
Tout cela nous amène au cœur de notre propos, qui sera une conclusion, qui s’impose déjà d’elle-même (la plume et la pensée sont également “maistriennes”). Il concerne l’impuissance du pouvoir politique face aux autres forces, ou centres de pouvoir, de l’establishment – les banquiers en l’occurrence, et ce pourrait être les généraux, les publicistes, les présentateurs de TV, etc.
Les hommes politiques ont une place particulière dans notre analyse parce qu’ils sont ceux à propos desquels le bruit court qu’ils détiennent et exercent le pouvoir suprême (au nom du peuple ou de Tartempion, peu importe). Bien entendu, s’exclame-t-on aussitôt, ils n’exercent plus ce pouvoir suprême! Par exemple, l’épisode Sarko-Brown-la City le montre indirectement. Et alors? Qu’y a-t-il de nouveau dans ce constat qui vaut, au moins depuis trois décennies (depuis que le pouvoir américaniste dérégule et globalise à tour de bras, depuis la fin de la présidence Carter et les présidences Reagan)? …Qui vaut, peut-être, depuis bien plus longtemps? …Qui vaut, peut-être, depuis toujours?
(C’est le problème du pouvoir – autre et vaste problème sortant du cadre de cette analyse – mais dont nous disons ces quelques mots utiles pour ce cas. Nous tenons pour l’idée que ceux que nous qualifierions comme les plus grands hommes et femmes politiques, par exemple un Talleyrand ou un de Gaulle, et même une Jeanne d’Arc – mais certainement pas un Napoléon, type même de l’aventurier selon la définition de Guglielmo Ferrero – sont des hommes et des femmes qui ont conscience de ce que leur action, ou leur “pouvoir”, n’est qu’une négociation permanente avec les forces historiques en action dont ils reconnaissance la puissance supérieure. Il s’agit de parvenir à des arrangements qui soient les moins dommageables possibles pour les relations entre les nations – ou “les peuples” si l’on est sensible au mot de “nation” – tout en étant les plus avantageux possibles pour la nation dont ils ont la charge mais dans un cadre général qui doit être respecté. De ce point de vue, on conclura que l’homme politique ne détient pas “le pouvoir suprême” mais qu’il détient “des pouvoirs” qui y contribuent. S’il est un grand homme politique, il sait cela et agit dans le sens de conforter un “pouvoir suprême” qu’il ne contrôle pas, ainsi bien mieux placé, puisque débarrassé de l’aveuglement de la vanité, pour le conforter efficacement, sinon décisivement. La force qu’il tire de cette attitude, c’est la légitimité de sa position, ressentie par tous [y compris la position d’un Talleyrand au Congrès de Vienne] et, par conséquent, l’irréfutabilité de son autorité intellectuelle et morale.)
L’intérêt de la situation actuelle est que l’impuissance des hommes politiques est aujourd’hui avérée, criante, publique, obscène; l’intérêt de la situation actuelle est que le rôle de pression des autres centres de pouvoir (banquiers, généraux, etc.) “est aujourd’hui avérée, criante, publique, obscène”. La situation du pouvoir à cet égard n’est pas pire qu’en 1995 par exemple, mais elle est évidente, elle est scandaleusement évidente. Tous ces braves gens que sont nos dirigeants politiques, extrêmement conformistes, ne détestent rien tant que le scandale public qui ternit leur réputation (et, accessoirement mais d’une façon fondamentalement préoccupante pour eux, les font descendre dans les sondages). Problème…
Attention: nous ne disons pas qu’aujourd’hui les hommes politiques n’ont pas “des pouvoirs”, nous disons qu’ils apparaissent impuissants et donc qu’ils apparaissent comme n’exerçant pas leurs pouvoirs. La cause en est que, jusqu’ici, leur exercice des pouvoirs dont ils disposent se faisait dans une proportion variable mais toujours imposante au profit de l’establishment (dont les banquiers, les généraux, etc.) – c’est-à-dire l’élite éclairée et vertueuse d’une nation lorsque les choses vont bien, une association de bandits et d’irresponsables lorsque les choses se gâtent – et cela, exclusivement et fort visiblement depuis ces fameux trente ans (cette fois, nous pouvons dater la chose), lorsque fut déclenchée la révolution dérégulatrice de la globalisation qui amorce la phase ultime de la crise générale d’effondrement du système et que les élites sont devenues cette “association de bandits et d’irresponsables”. Dès lors que s’installe la crise générale, comment, pour les hommes politiques, continuer à exercer ces pouvoirs au profit de l’establishment devenu ce qu'il est alors que le bon peuple, qui souffre et qui vote, leur reproche violemment cet exercice dans le sens où il va? L’impuissance des hommes politiques n’est pas dans leur absence de pouvoirs mais dans le constat qu’ils risquent la chute s’ils continuent à les exercer comme ils font depuis trente ans, avec de plus en plus de difficultés et de dommages pour eux. Ils hésitent, ils sont furieux. Ils sont impuissants par paralysie.
Comme tous les impuissants furieux de l’être, et d’être pris en flagrant délit de l’être, et en même temps paniqués par cette exposition de leur impuissance qui pourrait leur coûter leurs positions, ils commencent alors à connaître des amorces de révolte au plus durent la crise et l’absence de retour à la normalité. (Tout cela parce que les conditions historiques ne permettent plus un retour à la normalité.) C’est alors qu’apparaît ce que nous nommons leur “impuissance créatrice”, c’est-à-dire cette situation où les hommes politiques ne savent plus comment exercer leurs pouvoirs mais connaissent, par saccades ou par foucades, des révoltes temporaires où ils décident (ils le peuvent) l’une ou l’autre mesure face aux pressions de leurs complices chargés de privilèges devenus obscènes mais qui entendent les conserver (les banquiers dans ce cas). C’est alors que la situation devient intéressante puisqu’apparaît et tend à s’élargir ce mouvement de “discorde chez l’ennemi”, alors que se créent des précédents (des sortes de jurisprudences) d'attaques contre les autres pouvoirs, attaques dont les hommes politiques mesurent aussitôt (sondages) les avantages pour eux.
Si l’on se place d’un point de vue objectif de volonté de destruction du système, il est absolument nécessaire que ces mesures épisodiques n’aient pas d’effets durables. Brown-Sarko décident une mesure qui fait du bruit mais n’aura guère d’effets? Fort bien… Les banquiers sont furieux contre les politiques (ils sont mis en cause publiquement et leur vanité les conduit à détester cela) mais ils retrouvent vite leurs privilèges. La “discorde chez l’ennemi” s’est accentuée tandis que l’on revient à la situation où apparaîtra très vite une nouvelle occasion d’une nouvelle foucade des hommes politique, d’une nouvelle fureur des banquiers, d’une nouvelle aggravation de la “discorde chez l’ennemi”. Il ne faut pas chercher à améliorer le système (par exemple en faisant des banquiers des citoyens exemplaires), il faut chercher à accroître sans cesse la “discorde chez l’ennemi”. La crise est là, c’est-à-dire l’Histoire toute-puissante, pour accélérer ce mouvement-là avec sa pression constante.
Notre analyse (détruire aveuglément) est-elle nihiliste? Nous repoussons absolument ce jugement, selon l’idée du “nihilisme créateur” de Nietzsche (une critique nihiliste d’un système nihiliste, pour le détruire, c’est-à-dire un nihilisme tactique retournant contre l’adversaire ses propres armes, dans ce cas à-la-Sun tzi). Les nihilistes, ce sont eux, ceux qui tiennent le système. Contre cette situation, il faut frapper et frapper sans cesse (“philosophie au marteau” de Nietzsche), essentiellement en favorisant leur discorde, mais ne surtout pas chercher à réformer avec un but constructif. On ne réforme pas le nihilisme qui est une matière sans retour. Le nihilisme de l’attaque sans but constructif contre le nihilisme qui a atteint son degré suicidaire ultime, c’est la sagesse même; la déstructuration des “structures déstructurantes” (le système financier, le Pentagone) est évidemment un mouvement structurant.
La question centrale, fondamentale et unique, la seule qui importe, est bien de savoir si ce système peut être sauvé, réformé, amélioré, etc. Si la réponse est oui, vous avez raison de vilipender Sarko-Brown pour leurs mesures-bidon. Si la réponse est non, applaudissez-les, ces tristes sires, en attendant la prochaine algarade. Quant à nous et “la question centrale, fondamentale et unique”, on s’en doute, notre religion est faite – système qui ne peut être, qui ne doit pas être sauvé. Et ne nous demandez pas ce que tous les adeptes de TINA (“There Is No Alternative”) vous envoient à la figurer pour justifier de laisser la noyade se poursuivre: que mettrez-vous à la place du système que vous voulez détruire? Notre réponse évidente tient à cette parabole assez commune, et que nous avons déjà dite: lorsque vous vous noyez parce que le maître-nageur totalement incompétent vous a appris un style de nage qui vous fait couler à pic, avant tout et sans penser plus loin vous arrêtez cette nage pour remonter à la surface pour respirer, après avoir assommé votre foutu maître-nageur qui voudrait vous retenir au fond; plutôt que débattre, au fond de l’eau et en étouffant, pour décider quel autre maître-nageur vous contacterez pour vous apprendre un autre style de nage, ou, pire encore, discuter avec le même maître-nageur d’un autre style de nage qu’il pourrait vous apprendre. Remplacez “style de nage” par “système” et vous y êtes.
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